Sorbonne Université – Lettres
École doctorale IV : Civilisations, cultures, littératures et sociétés
Thèse de doctorat en études arabes
Présentée par Emmanuelle STEFANIDIS
Sous la direction du Professeur Abdallah Cheikh-Moussa
Jury
- Mme Asma HELALI – Maître de conférences, Université de Lille
- M. Pierre LORY – Directeur d’études, École Pratique des Hautes Études
- M. Mathieu TILLIER – Professeur, Sorbonne Université - Lettres
- M. Roberto TOTTOLI – Professeur, Università di Napoli L’Orientale
Position de thèse d‘Emmanuelle STEFANIDIS,
Sorbonne Université, École doctorale IV
Études Arabes
Du texte à l’histoire : la question de la chronologie coranique
Sous la direction de M. Abdallah Cheikh-Moussa
Sorbonne Université - Lettres
Date de la soutenance : le 19 janvier 2019
Parole sans contexte évident ni trame narrative, le texte fondateur de l’islam ne dévoile pas aisément ses origines. Cette thèse examine un code de lecture particulier qui a pour effet de situer le texte sacré de l’islam dans ce qu’on imagine avoir été son contexte premier. La lecture chronologique a consisté à déterminer l’inscription temporelle de chaque sourate ou énoncé coranique par rapport, d’une part, aux autres énoncés et, d’autre part, à la carrière prophétique de Muḥammad. En (ré)introduisant une dimension temporelle et narrative, l’interprétation du Coran est facilitée. Ce dernier est ainsi en
mesure de raconter, sinon son histoire, du moins une histoire. La question de la chronologie coranique structure à la fois l’exégèse musulmane prémoderne et la recherche universitaire occidentale sur le Coran. Dans cette thèse, nous examinons la place de la question chronologique dans ces deux domaines de production de savoir, considérés non pas en opposition l’un avec l’autre mais comme deux moments de la réception du texte coranique. Cette approche inclusive permet, à travers l’étude d’une problématique spécifique, d’entamer une réflexion sur les convergences et les divergences entre l’érudition islamique et la recherche occidentale. La question de la chronologie coranique se prête particulièrement bien à un examen comparé des modes de réception du Coran dans l’exégèse musulmane et dans l’étude occidentale. En effet, cette question engendre, dans les deux cas, des débats et des difficultés spécifiques. Nous retraçons ces débats et portons une attention particulière à la « textualité » coranique : des caractéristiques littéraires qui en font un texte particulièrement difficile à ancrer dans un contexte.
La thèse est divisée en deux parties, chacune constituée de deux chapitres.
I. La chronologie dans l’exégèse musulmane prémoderne
Le premier chapitre analyse les principales listes chronologiques de sourates véhiculées par la Tradition musulmane. Comme il était de norme à l’époque, ces listes se présentent sous forme de transmission (riwāya) rapportant les propos d’une figure respectée des premières générations de Musulmans. Y sont énumérées les sourates non pas dans l’ordre dans lequel elles sont consignées dans le canonique (muṣḥaf), mais selon leur ordre présumé de « descente » (tanzīl). Nous présentons neuf ouvrages, datant du IIIe, IVe et Ve siècles de l’Hégire, qui rapportent une liste chronologique. Une analyse des listes chronologiques elles-mêmes, dans leur matn (contenu) comme dans leur isnād (chaîne de transmission), est menée. À qui ces listes sont-elles attribuées ? Ont-elles une origine commune ? Quelles sont leurs divergences ? Plus fondamentalement, nous tâchons de comprendre pourquoi et comment ces listes chronologiques apparaissent, quels auteurs choisissent de les rapporter, quels arguments les soutiennent et quelles fonctions elles remplissent. Ce premier chapitre rappelle en outre que ces listes chronologiques étaient reçues avec prudence, souvent même avec méfiance, et, malgré leur concordance générale, ne jouaient qu’un rôle restreint autant dans le domaine de l’exégèse (tafsīr) que dans celui de l’élaboration du droit (fiqh).
Le deuxième chapitre de cette première partie analyse l’ambivalence des savants musulmans à l’égard des listes chronologiques de sourates. Nous examinons les liens étroits qui unissent la question de la chronologie à d’autres éléments fondamentaux de l’exégèse et du dogme musulmans. Trois thèmes en particulier se distinguent : l’unité de la sourate et la nature fragmentée de la révélation (mufarraq) ; la problématique du mecquois et du médinois, liée à la doctrine de l’abrogation ; et l’autorité du codex du troisième calife, ‘Uṯmān, face à celui attribué à son successeur, ‘Alī, dont on dit qu’il aurait respecté la séquence originelle des révélations. La rumeur d’un codex chronologique de ‘Alī, dans un contexte sectaire, érodait la légitimité de l’ordre des sourates dans le codex « canonique ». Dans ces premiers siècles turbulents, les listes chronologiques risquaient d’entraîner par ricochet une remise en question de la légitimité de ce dernier : car si l’ordre des sourates dans le muṣḥaf n’est pas chronologique, alors que représentait-il ? Ce chapitre met en évidence certaines tensions dans la conception traditionnelle du phénomène coranique tensions que les exégètes ont pu contenir, ou contourner, grâce à une série de stratégies.
II. La chronologie dans l’étude critique occidentale
La deuxième partie de la thèse porte sur la recherche euro-américaine sur le Coran. Le premier chapitre présente la destinée de la question chronologique, qui a accaparé l’attention des premiers orientalistes au XIXe siècle, avant de faire l’objet d’une remise en question radicale à la suite de la méthodologie hyper-sceptique proposée par John Wansbrough dans les années soixante-dix. Contestée, rejetée, ou au contraire revendiquée, la question de la chronologie des sourates continue de structurer le champ des études coraniques modernes. Nous retraçons dans ce chapitre la manière par laquelle la production d’un savoir positif sur la formation du Coran s’est, dès le XIXe siècle, focalisée sur la détermination de sa séquence originelle, en écho aux listes chronologiques de sourates rapportées par certains exégètes. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, cependant, le déclin de l’optimisme positiviste, dans le sillage de la mouvance postmoderne, et la remise en question de la fiabilité des données historiques véhiculées par la Tradition révèlent la fragilité de la connaissance occidentale sur les origines du Coran. Par ailleurs, un contexte politique et intellectuel chargé, dans lequel l’islam et le Coran sont souvent perçus comme un problème, pèse de multiples façons sur une discipline en perte de ses repères constitutifs. En filigrane des désaccords méthodologiques sur la valeur des reclassements chronologiques du Coran, se dessine, par conséquent, un débat plus fondamental sur la possibilité de produire un savoir positif et cumulatif sur le texte sacré de l’islam.
Le second chapitre de cette partie présente en détail quatre interprétations diachroniques du texte coranique, respectivement élaborées par Theodor Nöldeke, Richard Bell, Angelika Neuwirth et Nicolai Sinai. Ces quatre universitaires ont chacun avancé une hypothèse concernant le développement chronologique du Coran et proposé un reclassement, plus ou moins précis, de ses unités. Ce chapitre vise non pas tant à évaluer les résultats de ces reclassements, mais à explorer la construction d’une lecture historique du texte coranique : comment, du texte, fait-on surgir l’histoire ? Quels faits textuels, extraits de l’hétérogénéité du corpus coranique, sont sélectionnés par chaque auteur ? Quelle « mise en intrigue » permet d’expliquer et de rationaliser ces faits Quelles sont les difficultés rencontrées et les moyens mis en place pour les surmonter ? Quelles conceptions du texte coranique, du déroulement de la carrière prophétique et de la société d’origine de l’islam fondent ces reclassements ? Par quelle stratégie narrative est-on en mesure de tirer du Coran chronologiquement rétabli un récit sur les origines de l’islam ? Nous prenons appui dans ce chapitre sur des notions empruntées à la théorie littéraire et analysons ces hypothèses chronologiques comme des interprétations d’un texte foncièrement « scriptible » (Roland Barthes) et « ouvert » (Umberto Eco), c’est-à dire un texte dont les structures invitent le lecteur à coopérer dans la création de sens, à remplir des interstices et à formuler des connexions. Cette approche présente l’avantage de mettre en évidence la logique propre à chaque « mise en intrigue », mais aussi de percevoir les principaux « noeuds interprétatifs » qui en sont constitutifs.
En conclusion, nous revenons sur la nature des désaccords méthodologiques qui continuent de caractériser les études coraniques historico-critiques, partagées entre une approche hypercritique et une approche qui accepte les grandes lignes du récit traditionnel musulman, notamment son cadre spatio-temporel. La différence entre ces deux approches résulte principalement de leur évaluation de la fiabilité des sources historiographiques musulmanes. Nous suggérons, toutefois, qu’il est utile de comprendre ces partis pris méthodologiques comme reflétant deux approches linguistiques divergentes du phénomène coranique, les uns mettant en avant sa textualité, les autres, son oralité première. L’analyse textuelle n’a pas jusqu’à ce jour permis de démêler de manière satisfaisante les entrelacs de l’oralité et de l’écriture dans le texte sacré de l’islam. Le Coran revendique pour lui – tout à la fois – l’autorité atemporelle et transcendante de l’Écrit, et l’intimité et l’immédiateté de la communication orale. Il est, cependant, intéressant de noter que la nature linguistique hybride du Coran interpelle autant les chercheurs critiques que les savants musulmans. Ainsi, sous l’ambivalence des exégètes à l’égard de la chronologie des sourates (chapitre 1), on devine une difficulté théologique à concilier une révélation fragmentée, orale, avec un texte ordonné, écrit. Au delà de la question technique de la chronologie des sourates, cette thèse invite à comprendre l’articulation réalisée par les uns et les autres entre un Coran-tanzīl, situé, immédiat et diachronique, et un Coran-muṣḥaf, décontextualisé, médié et synchronique.
Date et lieu
– Le 19 janvier 2019
– Salle D116, Maison de la Recherche, 28, rue Serpente, 75006 Paris
– À 14h
Pour des raisons de sécurité, l’accès à la Maison de la Recherche est contrôlé. Merci de
bien vouloir confirmer votre présence par mail à l’adresse suivante e.stefanidis@gmail.com
– Un pot sera offert à l’issue de la soutenance au café Le Rendez-Vous Saint Germain (88, bd
Saint-Germain).
Document de présentation